En selle - Clin d'œil d'un vélo

      Monsieur Dugied

     J’ai bien reçu votre missive du 15 février 2015 et m’empresse d’y répondre. 

     Ça alors ! Comment avez-vous pu me retrouver dans la banlieue ouest de cette petite ville où nous habitons ? 
Oui, j’ai passé mon enfance sous le soleil du midi. 
C’était la période de la guerre, des culottes courtes, des chandails tricotés main et troués aux coudes, des engelures…

     Je m’appelais l’oiseau bleu, avec mes jantes en bois. Période des billes, des patins à roulettes à la sortie du lycée. Ce vélo-moyen-de-transport n’était pas courant dans les rues pentues de Marseille.

     Ce n’est qu’au milieu du siècle dernier que j’ai été remplacé, dans la capitale, par un Terrot vert à 3 pignons. Belle époque de l’insouciance… 
Mon client faisait ses études dans le 15e arrondissement et je parcourais chaque matin, les plus beaux quartiers de la capitale (Porte Maillot, Trocadéro, avenue de Suffren, un cartable à cheval sur mon cadre. 
La circulation n’était pas furieuse comme maintenant !

     J’oubliais : j’ai franchi les plus hauts cols des Alpes, sur les traces du tour de France
Mon client, matériel de montagne dans son sac à dos, n’en menait pas large… couchant dans les fossés. 
Tour du Cotentin et découverte, en bandes estivales, des côtes normandes dévastées par la guerre. 
A la fin de l’été, déposé à la consigne, je montais dans le train pour rejoindre ma cave de banlieue.

     Puis il va falloir changer de vie car mon client emménage dans cette petite ville du Gard, bien dégradée, avant sa restauration. 
Remplacé par un Peugeot gris métallisé XXL, léger, 3 plateaux, 6 pignons. Pendant 3 ans, il va me falloir dévaler le chemin de l’Escalette, vers le moulin Téraube, transformé en centre de fabrication de gourmandises.

     Ce sont surtout des réglisses et des boules de gommes, puis carensac, millet, tortosa, pâtes grises, marshmallows, dragibus, starmint, souples, gélatines. On y travaille beaucoup. 
Attendant la sirène, je stationne sous un mauvais hangar à côté de l’horloge pointeuse et du car qui ramène le personnel dans les villages, le soir venu. 
Plus tard, la société Zan évoluant vite, je me suis retrouvé un peu seul au milieu de voitures de plus en plus nombreuses et opulentes. Il fallait peiner pour remonter la pente, sous la pluie et même la neige, par nuit noire, dans ce chemin régulièrement dévasté. 
Un temps, je me suis syndiqué à la M.D.B : mouvement de défense de la bicyclette, un ami sculpteur m’a gravé sur une belle pierre douce, un ami peintre m’a tiré le portrait. 
Un week-end, je pars d’Uzès soutenir la manifestation du Larzac.

     J’ai de nouveau été remplacé par un Rockrider rouge : 8 pignons, 3 plateaux, qui a été offert à mon client quand il a atteint l’âge de la retraite, par les travailleurs confiseurs : respect. 
C’est toujours moi qui roule dans Uzès au quotidien.

     Au moment où nos étranges machines utilitaires et sans moteur sont promises à un meilleur avenir, je demande farouchement aux décideurs politiques, à la société civile et aux conducteurs d’engins à quatre roues, que tous mes camarades 2 roues, tentés par une vie plus douce, puissent exister en toute sécurité et durablement au milieu de nos cités malheureusement gravement et durablement encombrées et polluées.

     Merci : au ciel de ne pas avoir été cabossé, subtilisé ou victime de coups de pompe, à Noré Brunel et Jean-Luc Dugied d’avoir réveillé mes souvenirs par leur discrète sollicitation, à Michelle Dalmasso, merveilleuse éveilleuse d’écriture, à François Biville de m’avoir bien guidé et entretenu pendant près de trois quarts de siècle.

                                    signé : Le Vélo

                                                           Uzès mars 2015

Le vélo remercie François Biville pour son aide précieuse dans la rédaction de cette lettre.

Cette réponse a été publiée dans La Nouvelle Cigale Uzégeoise N°22 de décembre 2020

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