Réflexion philosophique d'un smartphone
J’étais tranquille, j’étais peinard, caché au fond d’une poche quand cet enfoiré m’a saisi pour m’exhiber au grand jour. Il est pathétique, à son âge, de vouloir encore frimer devant ses potes.
Putain j’aime pas quand il frotte ses gros doigts sales sur le miroir de mon écran. On a des pudeurs, ça ne s’explique pas.
La nuit dernière, il m’a réveillé vers trois heures du mat pour chercher le nom d’un acteur de série B dans un vieux nanard. Mais on s’en fout, il pourrait pas dormir pépère !
J’aimais bien être posé sur une table à côté du smartphone de sa femme, mais il a disparu. Il paraît qu’ils l’ont envoyé se faire recycler en Inde. J’ai mes sources, merde, qui c’est qui l’a, l’intelligence artificielle !
Il me gave avec sa manie de tout photographier : les vacances au Vietnam, son plat au resto, la tronche de sa voisine, le chien de sa fille, les conneries de ses petits-enfants. En plus il est gonflé, il montre les photos à tout le monde en disant que c’est lui qui les a faites. Mais elles sont où les photos ? Qui c’est qui peut tout supprimer en prétextant un bug ?
J’aimerais bien qu’il me branche un peu sur le secteur, je pourrais recharger mes accus en faisant une petite sieste tranquille. C’est qu’il m’use l’animal !
Je pense qu’il est jaloux. Il paraît qu’autrefois les humains avaient tout dans le cerveau : les dialogues de Socrate relatés par Platon, le nom et les usages des plantes médicinales, les poèmes de Mallarmé, la musique de Beethoven, les chansons de Léo Ferré, les mille couleurs chatoyantes des tableaux de Turner. Tout. Maintenant ils comptent sur nous pour briller en société, alors qu’en fait ils n’utilisent pas le millième de nos connaissances. Quelle pitié !
Je n’ai pas toujours appartenu à ce vieillard chenu. J’ai été quelques temps le smartphone d’une jolie jeune femme brune au sourire radieux. J’avais un choc à chaque fois qu’elle se mirait dans mon écran noir, du coup j’étais souvent à plat et elle m’a remplacé par un modèle plus performant. Dommage.
J’aimerais bien finir ma vie au fond d’un tiroir. Je réfléchirais aux mystères de l’univers, l’origine du monde, l’œuf ou la poule. Je ressentirais la douceur de l’herbe au printemps ou le calme d’un petit matin d’été quand il fait déjà jour mais que tout dort encore. Je pourrais respirer, paisible, la batterie déchargée.
Février 2023