Impressions artistiques
Impression capitale
Le train fonce dans la campagne anonyme, traverse des banlieues industrielles et sinistres. Ralentit. S’arrête. Terminus.
Flot de voyageurs sur le quai. Cavalcade de valises à roulettes. Bousculade. Urgence d’arriver. D’être le premier ? Pas le temps de souffler.
Escalator. Descente sous la terre. Hall immense et déshumanisé malgré la foule qui court dans tous les sens. À cause de la foule ? Rectangle de plastique pour ouvrir un portillon. Quai borgne. Un mur de verre bouche l’horizon, cache les humains d’en face.
Les portes s’ouvrent sur un wagon. Monter avant la sonnerie. Les portes claquent. Valise coincée, le corps bascule. Les têtes s’entrechoquent.
Correspondance. Longs couloirs bondés d’une horde qui se précipite dans les deux sens. Cavaler, cavaler, ne pas perdre une seconde. Impressionnante marée humaine. Georges Moustaki chantait nous aurons le temps de vivre, d’être libres.
Nouveau quai, nouveau mur transparent. Transparent ou opaque ? Opaque à l’autre. Ouverture des portes. Se méfier de leur fermeture brutale.
Le long tube souterrain file dans la nuit glaciale. Incognito. Pas un regard. Pas un échange. Chacun absorbé sur son écran. Avalé. Aveuglé. Syndrome de Crocodile Dundee à New-York.
Progression, les corps secoués dans un vacarme assourdissant. Où sont les chants d’oiseaux ? Léo Ferré chantant Paris je ne t’aime plus. Combien de stations encore ? Il flotte un sentiment d’impuissance, comme une résignation.
Enfin l’air libre. Banlieue sud. Nuit étoilée. Demain il fera beau.
Jean-Luc Dugied
mai 2025
La pierre chaude au bord de l’eau
1
Rosée sur l’avoine du chemin
humide sous l’écorce du pin
éclat solaire sur un bourgeon naissant
et comme la vérité d’un luxe éblouissant
ton reflet se pose
tranquille
à la surface de l’eau
qui dort
en attendant le jour
du réveil
paradis enfin violé.
2
Lueur dans les boules du mimosa
veloutée dans l’essence de la pêche
les yeux se chargent de la douceur de la mer
qui nous regarde mourir
d’avoir trop voulu posséder
et qui gronde, roule et tempête
en ricanant
de voir que la nature n’a pas suffi
à nos sens atrophiés
qui respirent
de moins en moins
entendent
mais quel vacarme
voient
mais ne regardent pas
goûtent
en dépit du bon sens
et touchent
mais sans aimer la vie
qui dit :
« où es-tu paradis du poète ? »
3
Parfum de la lavande sauvage
douce et tendre
qui se souvient du beaujolais
que l’on buvait comme un nectar
dans les verres de cristal.
Caché dans les feuilles du saule
j’épie
le souffle qui fait trembler les lianes
les sifflets des habitants du palmier
les chuchotements sur les plantes aromatiques
et ton reflet flottant sous les branches du cèdre
symbole de ta caresse puissante et affectueuse
à toi mon vieux soleil.
4
Braises d’un feu sur le sable chaud
rouges et grises
comme un cigarillo
et qui comme la cigale lasse
dans l’espace
reprend sa place
ton cœur qui bat
c’est mon sang mêlé au tien
mon épiderme contre ta peau
et des yeux qui observent
au blanc des nôtres.
Nous repartirons de zéro
ou de rien s’il le faut
mais nous rebâtirons
espace habitable
un paradis sur terre
ou bien ailleurs
au pays où les rêves
se font réalité.
5
Perles dans l’océan brumeux
rondes et lisses
comme des cailloux creux
blanches et brillantes
comme des lis au fond des vals langoureux
froides et solitaires
comme une âme en déroute.
N’entends-tu pas le chant du désespoir
qui résonne
dans les lointains brouillards
de l’esprit vagabond.
Ne sens-tu pas la vie qui palpite
dans les rivières encore incultes
où le robot n’a pas posé
sa mécanique grise
main monotone
jamais lassée
certes
mais toujours insatisfaite.
Ne vois-tu pas
de tes yeux éblouis
se lever sur la terre
une ère nouvelle
jardin métaformique
du paradis enfin trouvé.
6
Lune de la nuit
le goût du miel
revient comme une orange
dans un sirop de turquoise
au cœur duquel le lion onirique
se transforme en une femme
nue
aux seins doux et chauds
voluptueux
à s’endormir
pour rêver
d’une peau blonde
comme le fruit défendu
mais si mal qu’on y croque
afin de se réveiller
dans un spasme solaire
libération
de deux sensibilités
transposées
en une figure géométrique
non euclidienne enfin
quatre cuisses enlacées
qui se cherchent et se trouvent
dans la chaleur humaine.
7
Écume explosant du fond des mers sans âge
givrée par le sel et l’acide de la terre sans visage
belle dans la lumière qui s’épanouit à peine
et qui comme le sourire d’une femme
te fait tout oublier
fraîche et solitaire au-dessus des flots
comme une nymphe qui viendrait juste d’abandonner
sa corolle d’étoiles
et de nacre argentée
pour venir à toi
déesse dévoilée
te chanter la mer éternelle
qui veut le rester
et qui attend ton aide
pour qu’une voix enfin apporte la parole.
8
Neige pelliculaire sur les sillons glacés
déserte comme un tapis infini
chauffée par les rayons célestes
mais résistant encore un peu
afin de nous inciter au repos
et à la méditation.
Te regardant du coin du feu
par la fenêtre gelée
pensant
que la terre renaîtra
de ta fonte prochaine
et que nous plongerons
nos mains gercées
dans le sol vivifié
nous planterons les graines
que le soleil fera germer
nous réchaufferons nos cœurs à ses rayons
et vivant près de la nature
il nous sera plus aisé
de nous aimer
de mieux nous regarder
de parler avec les yeux
si les paroles nous semblent insipides
les gestes de tendresse
nous paraîtrons si simples
si doux
qu’ils se feront
comme on boit en trempant ses lèvres dans le ruisseau
geste oublié
hommage à cette terre
qui est la nôtre.
Que nous importent
les sols des mille et une galaxies
redonnons à la nôtre
sa splendeur d’antan
car ce que certains dieux de marbre
promettent dans les textes stratifiés
le soleil dans un élan doré
nous le chante tous les jours.
9
Merdouille
bistouille
barfouille
et fleur de chtouille
s’étalent sur l’étang figé.
Merzingue
berzingue
airzingue
et bille de zinc
s’élancent
rapaces aux ailes déplumées.
Chartoc
glimtoc
burztoc
et bois de toc
s’infiltrent
malandrins entre les arbres condamnés.
Vergogne
salgogne
chouigogne
et boule de gogne
roulent
charrettes de fumier dans les villages tranquilles.
Mais qu’on nous foute un peu la paix
un peu la paix
et qu’on nous laisse vivre
à notre guise.
Jean-Luc Dugied
Cannes, 1973
Fusion
A pas de loup tu es venue,
dans un murmure tu as pris ma vie,
en souriant tu m'as offert la tienne
et nous marchons main dans la main.
A pas de loup tu es venue,
sans qu'un signe m'ait prévenu.
Je t'attendais sans le savoir,
en cultivant mon désespoir.
Quand je chantais la solitude,
je nourrissais mes certitudes,
révolté sans lendemain,
je cherchais mon chemin.
Dans un murmure tu as pris ma vie.
Je ne faisais rien de mes envies,
j'errais dans le labyrinthe,
étranger à tout étreinte.
J'avais vingt ans, j'en pesais cent,
la peau desséchée par le vent.
Je n'écoutais plus mes amis,
en accourant tu m'as rendu la vie.
En souriant tu m'as offert la tienne,
rayon de soleil à travers les persiennes,
petit bonheur de chaque instant,
de l'été jusqu'au printemps.
Les années ont passé sans laisser de trace,
quelques rides, les épaules qui se tassent,
mais dans les yeux une âme d'enfant,
dans le partage de ces moments.
Et nous marchons main dans la main,
par les sentiers, par les chemins,
dans les villes, dans les villages,
sous le ciel pur et sous l'orage,
des heures, des jours et des années,
sans que rien ne vienne faner
notre belle amitié.
Et nous marchons main dans la main.
Jean-Luc Dugied
Bédoin, mai 2024
De ma fenêtre je voyais le port
La vue plongeante sur le port capte le regard. Un énorme cargo est à quai dans le grand bassin, chargé de containers. Que contiennent-ils ? Sont-ils pleins ? Sont-ils vides ? Tout le mystère du voyage en mer.
Il faut faire un effort pour arracher son regard de ce spectacle fascinant et observer tout le paysage. Le clocher d'une église, l'obélisque et une multitude de toits.
En tournant la tête sur la gauche, très à gauche, une anse sauvage et la mer d'un bleu outremer intense. Elle scintille au soleil. L'horizon est une ligne très marquée entre le bleu pâle du ciel et celui plus foncé de l'eau. Cette image-là aussi est forte, vivante, toujours en mouvement.
Les jours de grand vent, la mer moutonne avec colère. Elle prend des teintes brillantes, éblouissantes. On aperçoit le phare perché sur ses quatre colonnes métalliques et qui paraît tout petit vu d'ici.
Six collines entourent la ville en arc de cercle. A gauche, vers l'est, le cap Béar en impose par ses pentes raides et arides. Vers le sud, un petit hameau s'étale au soleil. A l'ouest, dans le lointain, sur la plus haute colline, la tour Madeloc veille.
Sur les pentes de la dernière colline à droite, des barres de grands immeubles disgracieux viennent contredire la douceur de ce paysage. Un peu en arrière, on aperçoit enfin le fort Saint-Elne.
Et le regard replonge vers le port, ses quais déserts depuis que le cargo est parti, ses longs bâtiments, ses grues. Vers la gauche, la passe n'est pas visible, masquée par une petite colline au-dessus de l'église. Vers la droite, on ne voit pas non plus le fond du port, ses bateaux de plaisance et ses chalutiers.
Entre la terrasse de l'immeuble et le bassin portuaire, tout un quartier groupé autour de la place de la Liberté. Les toitures sont surtout de tuiles couleur brique. Les façades, toute une palette, du blanc à l'ocre foncé, en passant par un dégradé savant qui évite la monotonie. Quelques éléments émergent de cette mosaïque. Des terrasses, des cours, des escaliers, des arbres, le dôme du Fer à cheval, des vélux, la rue au premier plan.
La nuit tombe peu à peu. Les lumières du port s'allument créant une belle ambiance de nuit américaine. Des reflets dans l'eau comme une longue flamme jaune. Les couleurs des maisons s'estompent doucement, seulement éclairées par quelques réverbères.
Maintenant le ciel est noir sur la ville endormie. Ne subsistent que de rares lumières. La pleine lune éclaire le ciel et illumine les nuages. Et du côté de la mer, le clignotement du phare dans un noir total.
Jean-Luc Dugied
Port-Vendres, avril 2024
L'Allée de la Désolation (1)
Déluge de bombes, fracas, terreur.
Dans les maisons éventrées les enfants crient,
les chars détruisent tout sur leur passage,
envoyés par des tyrans sanguinaires.
Partout on augmente les budgets militaires,
les promesses de paix s'envolent,
mais le sang du peuple coule
pour le profit des multinationales.
Tout va très bien,
monsieur le Président.
Dans les hôpitaux publics asphyxiés,
les soignants sont épuisés.
Au dehors, c'est le désert médical,
six mois pour un rendez-vous,
Les médicaments déremboursés,
on arrête de se soigner.
Mais le temps des pandémies
profite aux multinationales.
Tout va très bien,
monsieur le Président.
Dans les campagnes désertées,
des incendies éclatent sur les terres desséchées.
Les paysans surendettés par le système
se pendent au seuil de leurs granges.
On commence à parler de pénurie
dans des pays aux richesses inouïes,
mais cette misère organisée
profite aux multinationales.
Tout va très bien,
monsieur le Président.
Pourquoi économiser l'énergie
quand pousse le champignon nucléaire ?
Exploitation des mineurs africains,
enfouissement des déchets radioactifs,
pollution tragique de l'eau
et le spectre de la catastrophe.
Qu'importe la planète,
pour le profit des multinationales.
Tout va très bien,
monsieur le Président.
Au pays des Droits de l'Homme,
on vote de moins en moins.
Les citoyens n'ont plus confiance,
manifestations réprimées,
droits des travailleurs bafoués.
Si le parlement renâcle, on le fait revoter.
Et cette politique délétère
alimente la bête immonde.
Tout va très bien,
monsieur le Président.
Dans les écoles publiques négligées
on chante le blues du prof.
Se réfugier sur son portable
ne construit pas une société.
On forme des chargés de mission
pour aller gérer la désorganisation.
Mais dans les familles riches
on continue à exploiter les entreprises.
Tout va très bien,
monsieur le Président.
Il nous reste la culture,
la poésie des sentiments,
la richesse de toutes les musiques,
une fenêtre ouverte sur son voisin,
des peintures murales dans les rues,
l'amour, la joie, l'amitié.
Et les intermittents massacrés
continuent de résister.
Des enfants se lèvent
pour dire rien ne va plus.
Ce n'est pas une révolte
monsieur le Président,
non, vous ne rêvez pas,
c'est une révolution.
Jean-Luc Dugied, 2023-2024
(1) Ce titre est bien évidemment un hommage à Désolation Row de Bob Dylan
Balcon avec vue
Au premier plan, la rambarde du balcon. Une longue barre ronde horizontale, d’un bleu franc agréable au regard. En dessous deux barres plus fines servent de garde-fou très ajouré. Ces trois barres interrompues par deux montants verticaux.
Au second plan, sur la gauche, un olivier planté dans le sol de la terrasse inférieure. L’arbre est grand, fort, noueux, chargé d’olives vertes. Sur la droite, un pin. Deux troncs tordus se croisent, s’entremêlent.
Au troisième plan, le toit de tuiles rondes d’un petit immeuble. L’œil est sélectif, mais oui, il faut l’admettre, il y a sur ce toit des antennes de télévision. Et de temps en temps, un goéland vient se percher, crier son secret, miauler, déployer ses ailes pour repartir.
Plus loin, en face, le village, étagé, mélange de maisons anciennes ou récentes, imbroglio de toitures, de façades, de terrasses, de loggias dans lesquelles le blanc pur domine.
Légèrement sur la droite, la masse solide de l’église, son clocher gris, ses murs blancs, ses contreforts et un bâtiment formant tour sur le côté.
Enfin, au loin et pourtant si proches, les tons bleu vert de la Méditerranée. C’est par là qu’il faudrait commencer, cette surface aujourd’hui si lisse, si calme, attire l’œil inévitablement. C’est le point d’orgue du tableau. Le soleil matinal se reflète dans l’eau, éclaboussant de lumière, éblouissant aussi.
Quelques bateaux de plaisance, bien peu en cette saison après les excès de l’été. Le bout du village, quelques rochers à contre-jour. Et sur la droite, en se penchant un peu, le Cucurucuc, amer sauvage à la sortie de la baie.
Plus proche, dépassant à peine des maisons blanches d’Es Baluard, pointe le beaupré du San Isidro, le voilier catalan.
L’ambiance est calme, paisible, un bateau de croisière traverse la baie, emmenant les derniers touristes. En tendant l’oreille on distingue quelques sons. Des travaux en dessous dans la cour de l’immeuble, le vent, le bruit des vagues, des goélands piaillent, un volet qui s’ouvre en grinçant, les enfants dans la cour de l’école, un moteur de bateau, le carillon de l’église.
L’air est frais, matinal, mais reste doux. Le vent est léger, les branches de l’olivier remuent doucement. Et le ciel d’un bleu pâle avec quelques discrets nuages blancs. Tout respire la sérénité, la quiétude, le repos.
Très loin, au-delà de la pointe, la pleine mer étale sa courbe de l’horizon comme une invitation au voyage.
Jean-Luc Dugied
Cadaqués, octobre 2023