Lettre au vélo de monsieur Biville
A mon ami François Biville (1937-2022)
Janvier 2015
Cher vélo de monsieur Biville
Je me permets de vous écrire cette lettre, bien que nous ne nous connaissions pas très bien, même si nous nous sommes croisés dans les rues d'Uzès. Je me souviens aussi vous avoir aperçu dans la cour de ma résidence. Il s'agit d'un bâtiment rigido-contemporain, situé à côté du lycée Gide, dont vous devez vous souvenir parce qu'il accueille de nombreux jeunes, et je sais que les vélos aiment la jeunesse. Vous devez vous interroger sur les raisons de cette lettre. Laissez-moi vous les expliquer.
J'assistai il y a quelques temps à une conférence de madame Michèle Dalmasso-Reverbel, nous faisant partager ses souvenirs d'éveilleuse d'écriture. Elle nous raconta l'anecdote d'un jeune homme qui, ne sachant pas à qui écrire, lui demanda s'il pouvait écrire à son vélo. Quelques jours plus tard, j'écrivis à madame Dalmasso-Reverbel pour lui faire part de ma perplexité : je n'ai pas de vélo. Pouvais-je alors, en cette circonstance, écrire au vélo de monsieur Biville ? La réponse ne se fit point attendre, m'encourageant vivement à le faire. Pouvais-je alors résister à cette incitation, surtout venant d'une personne aussi éminente que madame Dalmasso-Reverbel ?
Je voudrais tout d'abord vous avouer que je ressens une grande admiration pour vous. En effet, transporter une personne respectable et appréciée de tous comme monsieur Biville, nécessite un sang-froid et une dextérité à toute épreuve. Il ne s'agirait point qui chût ! L'émotion serait grande en ville et l'opprobre serait jetée sur toute votre confrérie. C'est dire si c'est une grande responsabilité qui vous incombe.
J'espère que vous êtes en bonne santé, que vos pneus sont gonflés juste comme il faut et régulièrement vérifiés. Je suppose que votre cadre est bien rigide et bien solide, qu'il n'aille pas se briser ! Je m'inquiète de la précision de votre système de freinage, la poignée de frein doit être souple, le câble sans entrave et le patin bien entretenu. Ah l'importance du patin de frein ! Il doit être souvent remplacé pour garder sa souplesse, il doit être ferme sans être trop dur et la jante doit être bien propre, surtout sans la moindre trace de rouille ou de gras, au risque d'entraîner une catastrophe. Votre potence et votre guidon sont, je l'espère, d'un alliage léger, mais résistant. Votre selle non plus ne doit pas être négligée, supportant une personne à la distinction naturelle comme l'est monsieur Biville. Elle doit être assez souple pour ne pas irriter le fessier de votre noble utilisateur, sans pour autant sombrer dans la mollesse, mère de tous les vices. Possédez-vous un avertisseur sonore ? Si ce n'était pas le cas, il serait prudent de l'envisager. Enfin j'espère que votre système d'éclairage est performant, monsieur Biville rentrant parfois tard de réunions, ce dont je me sens responsable.
A travers toutes ces questions que je me suis permis de vous poser, vous aurez compris que nous apprécions fort ce monsieur François et que nous ne voudrions point qu'il lui arriva malheur.
Vous devez avoir de nombreuses anecdotes à raconter, qui sans dévoiler les secrets de votre propriétaire, seraient croustillantes à connaître. Pourquoi ne pas envisager d'écrire vos mémoires ? Vous allez m'objecter qu'un vélo n'écrit pas ses mémoires. Pourtant il y a un précédent, paru dans les années 1930, sous la plume de l'excellent écrivain qu'était Noré Brunel, sous le titre Les mémoires d'un vélo ; et dont je vous joins une copie de la couverture pour vous encourager. Pour ne rien vous cacher Noré Brunel était mon grand-père maternel et m'a transmis son amour du vélo que j'ai pratiqué autrefois. Si vous vous décidiez à entreprendre ce travail, je suis prêt à en parler avec vous.
J'espère que cette longue lettre ne vous aura pas lassé. Mes amitiés à monsieur et madame Biville.
Avec mes sentiments vélocipédiques respectueux.
Jean-Luc Dugied
Cette lettre a été publiée dans La Nouvelle Cigale Uzégeoise N°22 de décembre 2020