Anamorphose

Un trompe-l'œil aquatique

La naissance de l'anamorphose à la Renaissance est étroitement liée à la découverte des lois de la perspective dont elle peut être considérée comme une aberration.

Dans Pratica della perspettiva (Venise, 1559), Daniele Barbaro énonce : "Maintes fois et avec non moins de plaisir que d'émerveillement, on regarde quelques-uns de ces tableaux ou cartes de perspectives dans lesquels si l'œil de celui qui les voit n'est pas placé au point déterminé il apparaît tout autre chose que ce qui est peint mais, regardé ensuite de son point de vue, le sujet se révèle selon l'intention du peintre."

C'est la description précise du bouleversant tableau d'Holbein Les Ambassadeurs (National Gallery, Londres, 1533) dans lequel on distingue une forme blanche à terre entre deux diplomates. D'un point particulier, un trou sur le bord inférieur du cadre, l'œil reconstitue le dessin d'un crâne.

On retrouve ce vertige sensoriel dans la peinture en trompe-l'œil de la Renaissance qui inspirera les délires du surréalisme. Mais cette naissance de l'anamorphose au XVIe siècle, n'est pas due au hasard. C'est la lutte de l'esprit entre la Raison, telle que l'imposera Descartes au siècle suivant et la tentation du doute qui conduira d'une part à la liberté créatrice et d'autre part à l'expression de la libre pensée.

Au XXe siècle la technique est surtout utilisée par le cinéma : en comprimant l'image d'une vue panoramique dans l'emplacement réservé sur la pellicule à une image normale, puis en faisant l'inverse à la restitution on obtient toutes les versions du cinéma panoramique.

On peut ainsi obtenir des images déformées en changeant l'unité de longueur ou de largeur d'un repère d'axes orthogonaux : paysages étirés en longueur ou visages compressés en hauteur.

Mon travail se situe à la croisée des chemins. Les corps et les visages, plongés dans une piscine découverte et photographiés par-dessus, subissent des déformations dues à la réflexion de la lumière sur l'eau en mouvement.

Les visages s'allongent, les corps s'amplifient ou s'éclatent en une kyrielle de pièces comme dans un kaléidoscope. Les déplacements du plongeur sont démultipliés et le remous de l'eau accentue la sensation de vertige. Peu à peu, la composition devient non-figurative, laissant sur l'image de grandes taches couleur chair et quelques points plus sombres (le maillot et la chevelure) s'éparpillant dans l'espace turquoise de l'eau.

J'ai mené ce travail sur trois étés consécutifs avec mon fils Vincent, le faisant plonger en apnée de manière assidue, en lui donnant des indications précises de mouvements, de passages et de poses au fond de l'eau.

Comme on l'aura deviné, il ne s'agit pas ici d'une vision classique de l'anamorphose. La technique optique n'est plus calculée pour être restituée d'un point de vue particulier. Elle a joué le rôle de filtre magique et se trouve piégée de manière définitive pour le bonheur de l'esprit et de l'œil. Platon ne disait-il pas de la science qu'elle est fille de l'étonnement ?